C’est là que l’émotion Robin prend sa source, là où tout a commencé.
À l’époque: rase campagne, hautes herbes, quelques arbres, quelques fermes, et puis une route, une seule, bien droite, reliant Dijon à Troyes en traversant Darois.
C’est là, exactement là qu’a été élevé un jour de 1957 un hangar « demi-tonneau » pour abriter les rêves d’avions d’un jeune entrepreneur fait d’un bois bien particulier. Et de bois, justement, c’est ce dont il s’agit depuis soixante-trois ans à cet endroit.
Si, depuis, le hangar a vu s’enraciner un véritable village d’artisanat tout autour de lui, c’est pourtant toujours là que tout commence, chaque jour, pour chaque avion. C’est là que le bois brut rencontre Robin pour la première fois. C’est là qu’il prend son envol.
Un fond de sciure flotte dans l’air et matérialise les va-et-vient des silhouettes masquées qui passent d’une machine à l’autre. On y voit pas loin, et pourtant le bois a encore un long chemin à faire. Nous aussi.
Nous sommes en fait dans l’antichambre du demi-tonneau. Ici, on débite, scie et tronçonne à tout va. Impossible de s’entendre parler. Alors allons faire un tour de l’autre côté du rideau isolant.
Une fois dans la salle principale, on s’aperçoit d’abord que plus rien ne flotte dans l’air à part le son caractéristique du savoir-faire. Ici ça ponce, ça rabote, ça plie, ça colle, recolle et re-recolle. On remarque ensuite que sur chaque surface disponible, dans tous les coins de l’atelier, toujours à portée de main, s’alignent des serre-joint par milliers, à perte de vue, de toutes les tailles et de tous les âges. Ces longues rangées d’étaux mobiles, servant à serrer les pièces pendant les phases de collage, ressemblent à des rangées de couteaux dans une immense cuisine…
Sauf que l’odeur, ici, rappelle plutôt celle du bois de sauna. Au mur, d’ailleurs, des racks de nervures évoquent l’ambiance d’un refuge de haute montagne. On dirait presque des stocks de raquettes de randonnée laissées là par les marcheurs successifs.
C’est vrai qu’un paquet de monde a animé cet atelier depuis l’époque du demi-tonneau isolé en rase campagne. Il semble en tout cas que chacun d’eux a laissé la trace de son travail au sol, sur les murs et même au plafond. Autant de traces pour autant de voilures, de fuselages, d’avions.
On passe ensuite une tête dans le stock. La température y est douce et l’atmosphère paisible. C’est une pièce à part, où le quasi-silence dû à l’isolation est aussi agréable que l’odeur mêlée de toutes ces essences de bois qui attendent tranquillement leur destin. Des bois, là-dedans, il y en a de toutes sortes. De nombreuses essences et différents types de contreplaqués se partagent la structure du DR401 et du CAP10. Leur utilisation est fonction de leur positionnement dans la structure de l’avion, selon une équation stricte que Yannick, le chef d’atelier, appelle « la chasse aux grammes ». Cette chasse se résume en quelque sorte au rapport entre la solidité, la souplesse et le poids de chaque essence de bois. On pourrait ainsi faire un avion tout en bouleau mais on se contentera, avec, de faire le taxi sur le tarmac. On pourrait sinon faire un avion ultra léger, tout en sapin, mais on finirait sans doute dans le même bois.
Alors, non, décidément, il vaut mieux savoir doser.
Pour cela, il n’y a pas meilleurs que les menuisiers Robin. Ils travaillent d’ailleurs un peu de la même façon que la nature elle-même. Et ça, c’est Christophe, dix-huit mois de maison à peine, qui l’explique: un Robin est une « mise en abyme », c’est à dire une histoire dans une histoire. Il nous explique qu’une planche de bois est naturellement composée d’une superposition de couches rigides et de couches souples, correspondant au nombre de printemps et d’hivers qu’a connu l’arbre dont il provient.
Selon une logique similaire, les menuisiers Robin assemblent les différents bois selon leurs propriétés spécifiques pour constituer la structure d’une voilure ou d’un fuselage.
S’ils s’appuient bien sûr les instructions techniques, les menuisiers se doivent d’abord de faire confiance à la sensibilité de leurs yeux et de la pulpe de leurs doigts. Aucune instruction écrite ne saurait remplacer leur expérience intime de cette matière première si particulière.
La fabrication de l’aile et de la cellule repose d’ailleurs en bonne partie sur leur appréciation des courbes qu’ils poncent et ajustent sans cesse.
Christophe parle d’ailleurs des arrondis avec beaucoup de perspective. Il y voit ce qu’il reste d’exclusif au travail humain du bois. Pour s’expliquer, il évoque la mode du mobilier anguleux qui s’est imposé dans nos salons: pour produire massivement des objets en bois, mieux vaut des machines, et pour que les machines fonctionnent à un rythme satisfaisant, mieux vaut des angles et des droites, des carrés et des rectangles.
Les galbes si précis des avions Robin sont donc la signature des mains humaines qui les travaillent et font légitimement la fierté de leurs propriétaires.
Le mot fierté fait réagir Axelle, à côté, elle qui fait déjà partie des meubles alors qu’elle n’a pas trente ans. Elle nous parle de la fierté d’envoyer du bois voler tout là-haut, de l’impression de prestige que renvoie l’aéronautique en général et la maison Robin en particulier… Mais Axelle parle aussi et surtout de responsabilité: responsabilité vis-à-vis d’un savoir-faire de plus en plus rare ainsi que vis-à-vis des pilotes et des passagers. Oui, elle pense souvent à ceux qui seront portés à dix mille pieds d’altitude par une de ces voilures qu’elle est en train de coffrer. Voilà qui explique sûrement le sérieux qui imprègne chaque petit geste dans l’atelier.
Le bois est une matière vivante, chaque aile est par conséquent différente. Il faut donc approcher une voilure pour ce qu’elle est précisément et non pour ce qu’étaient les précédentes.
Pas un copeau ne doit tomber par hasard.
Mais si le jugé de chaque menuisier a une telle importance dans le processus de fabrication, il doit être encadré d’autant plus étroitement par une organisation irréprochable du travail à l’échelle collective et individuelle.
Le meilleur exemple en est peut-être Antoine, qui depuis deux ans s’est spécialisé dans les gouvernes.
Ancien second de grand chef étoilé, il a organisé son poste avec la minutie caractéristique des cuisiniers.
Son approche du travail, ici, ressemble à ce qu’il a appris aux fourneaux: il s’agit d’appliquer méthodiquement une recette tout en s’adaptant constamment à la matière. Après tout, le bois dont il lève les meilleurs filets pour en faire des baguettes et des nervures a été un jour tout aussi vivant qu’un légume ou une viande. Et puis, d’ailleurs, s’il fabrique des monoblocs, c’est bien qu’il est responsable de l’assiette n’est-ce pas? Mais Antoine ne rigole pas avec son travail. Ici, pas d’assaisonnement, il s’agit de lier la matière avec de la colle plutôt qu’avec de la sauce. Et comme pour les cuissons, certains temps sont incompressibles. L’ouvrage doit régulièrement être laissé au repos, par exemple lorsqu’il s’agit de mouiller le bois pour l’assouplir ou encore de ménager un temps de séchage.
Pour chaque opération, il y a donc une recette. Et pour en faire un « livre », il y a Claire, juste à côté. Autre parcours, autre profil, même sérieux. Claire approvisionne principalement le poste de fuselage tenu par Ludovic et Eric, en cintres, flancs et autres goussets. Mais en plus de son travail de menuiserie, elle met ses compétences en dessin et sa méthodologie pointue au service de la passation du savoir-faire Robin.
Car ce savoir-faire, cette somme de connaissances, de compétences et d’expérience, est en constante évolution. Les méthodes se perfectionnent en effet parallèlement à l’avion lui-même, au fil des années. Remettre à jour ce processus de fabrication est donc un travail long et difficile, mais ô combien prioritaire aujourd’hui…
Car en y regardant de plus près, on s’aperçoit en fait qu’une nouvelle génération s’est imposée à la menuiserie: la moyenne d’âge de l’atelier tourne maintenant plus autour de trente que de quarante ans.
Quarante ans justement, et même quarante-deux pour être précis, c’est le nombre d’années d’ancienneté de Norbert chez Robin… Et ce n’est pas un hasard si son poste de prédilection est tout près de celui de Claire qui travaille à la transmission du savoir. Car Norbert, maintenant, c’est le sage, le doyen, celui qui a connu toutes les époques.
Quand il partira, la menuiserie entrera pour de bon dans un nouveau cycle, confiée à une génération entièrement neuve. Une génération talentueuse, novatrice et appliquée, oui, mais aussi plus mobile, à l’image du monde.
Et parmi tous ceux qui sont là aujourd’hui, combien de Norberts?
C’est l’enjeu majeur des années 2020: dénicher des jeunes talents avec du souffle et de la personnalité, pour porter l’héritage Robin encore plus loin et toujours plus haut…
Tous les jeunes menuisiers qui nous ont parlé aujourd’hui ont dit à peu près la même chose: arrivés par hasard, restés par passion.
Alors Robin doit encore une fois s’inspirer de la nature: pour chaque menuisier « maison » parti à la retraite, il s’agit d’en faire pousser deux autres à sa place. Puis, patiemment, de les former, de les cultiver, enfin de leur permettre de s’épanouir pour leur donner envie de durer.
Les générations passent et le monde change, mais Robin doit rester Robin.
2 commentaires
Michel Viso
Posté le 09/02/2021 à 18 h 31 minTrès belle présentation. Toutes les visites de l’atelier ont été inspirantes et on comprend que ce travail nécessité non seulement du savoir faire mais aussi un engagement personnel.
Très bel article a diffuser dans les lycées et collèges.
Jean-marc Bouillard
Posté le 09/02/2021 à 18 h 59 minPour fidéliser les jeunes, il faut beaucoup d’estime, une bonne ambiance et un peu d’argent (primes de fidélités, intéressement,…) Malgré la nécessaire spécialisation, il faut peut-être également être apte à plusieurs postes pour éviter l’ennui.